Aujourd’hui, on va parler de fixation d’objectif. De comment mal fixer ses objectifs, pour être exact.
Note Importante : Le mot qui s’écrit “objectif” en français a plusieurs traductions en anglais : “target”, “objectives”, “goal”, “aim”. Sauf pour une occurrence, le mot dont je parlerai tout au long de cet article, c’est "objectif" traduit par “target”.
Une question pour un bonbon : qu’est-ce qu’un bon objectif ? Grâce à ton intellect supérieur et ta culture générale inégalable, tu as dû répondre immédiatement. Un bon objectif doit être Smart :
Spécifique
Mesurable
Atteignable
Réaliste
Fixé dans le Temps.
Oui, vrai, mais pas tout à fait. Parce qu’un objectif qui atteint toutes ces caractéristiques a aussi tous les ingrédients pour être un très, très, très mauvais objectif. Pour te le montrer, on va parler de cobras à New Delhi, de CTR en marketing digital, de tricheries dans les écoles publiques américaines, de politiques publiques corrompues. Miam miam.
Les venins de Delhi
Hanoi📝 au Viêt Nam📝, sous le régime colonial français. Pour se débarrasser d’un problème de rats, le régime crée un programme de primes en récompense de chaque rat tué. Pour obtenir la prime, les gens devaient fournir la queue du rat coupée.
Que firent les chasseurs de rats pour maximiser leurs revenus ? Ils capturaient les rats, coupaient leurs queues puis les relâchaient dans les égouts, pour que ceux-ci puissent procréer et ainsi produire plus de rats, augmentant les revenus des chasseurs.
Cette histoire illustre parfaitement ce que le chercheur allemand Horst Siebert a appelé l’effet Cobra(📝🇫🇷), d’après l’histoire de commerçants de New Delhi qui, lorsque le gouverneur britannique de la ville offrit une prime pour tuer les cobras trop nombreux, commencèrent tout simplement à les élever. Lorsque le gouverneur stoppa la prime, les éleveurs libérèrent les cobras dans la nature, dépassant de loin la population de cobras initiale.
Chez nous au Cameroun on dit “Error from Mboutoukou, na Ndame for Ndos”. L’erreur de Mboutoukou, c’est le gagne-pain de Ndos.
L’idée à retenir ici : quand tu crées une règle, fais attention à ne pas jouer au plus malin, parce qu’il y a toujours plus malin que toi. ⬇️
L’effet cobra naît à chaque fois qu’un groupe conçoit un système, met en place une réglementation et fixe un objectif pour rémunérer un comportement sans tenir compte de ce que les personnes ciblées peuvent exploiter les faiblesses du système conçu et de l’objectif fixé.
Inévitablement, la conséquence est pire que la situation que la mesure tentait d’améliorer.
Les jours noirs de l’éducation américaine
2006. Atlanta. Damany Lewis, prof de math, ancien Black Panther (L’organisation, pas le héro Marvel). Il coache l’équipe de basket, celle d’athlétisme et le club d’échecs. Damany travaille dans une petite école soumise à la loi “No Child Left Behind”, sous l’administration Bush. L’idée de cette loi était d’assurer un niveau de performance correct des écoles publiques en prenant comme solution un management à la façon des entreprises privées : des objectifs qui croissent tous les ans, des quotas mensuels, des profs rémunérés par les résultats des étudiants aux tests.
L’idée semble belle, sauf que la petite école dans laquelle Damany travaille est située dans le genre de quartiers dont parlent les républicains racistes quand ils veulent se moquer des noirs : celle où tu as plus de chances, en rentrant chez toi, de tomber sur un junkie roulé en boule sur le sol, que de voir ta maman se fâcher parce que tu es rentré(e) tard. Sous la loi NCLB, les écoles ne répondant pas aux critères de performance risquaient d’être fermées ou de voir leurs effectifs réduits. Malgré l’incroyable pression, l’école de Damany a miraculeusement atteint les objectifs annuels et tu devines comment.
Ils ont triché. Allègrement. Dans cet article de Rachel Aviv(📝🇬🇧), elle raconte comment Damany ouvrait les enveloppes des épreuves ou modifiait les réponses de ses élèves après leurs compositions sans qu’ils ne s’en rendent compte. L’école devait “atteindre ses objectifs”. Des objectifs qui étaient spécifiques, mesurables, atteignables, plus ou moins réalistes, et dont la chronologie était plus que claire.
Goodhart et le problème de la fixation des objectifs
Ces deux histoires sont des exemples frappants d’un phénomène qu’on connaît sous le nom intelligent de “loi de Goodhart” :
“Lorsqu’une mesure devient un objectif à atteindre, celle-ci cesse d’être une bonne mesure”.
Ça fonctionne avec tout.
Dans le service Client :
Le NPS est l’indicateur par excellence de la satisfaction. Mais lorsqu’un service devient obsédé par un bon score NPS, les résultats deviennent vite inexploitables. Les agents seront plus occupés à tricher pour obtenir un bon NPS, plutôt que chercher à satisfaire le client. Le management sera plus occupé à chercher à obtenir un bon NPS, plutôt qu’à vraiment faire des efforts pour entendre (voir anticiper) les plaintes des clients. Voir ici pour en lire plus(📝🇬🇧).
En vente :
Le paiement à la commission est un classique. Lorsque les quotas deviennent les seuls objectifs du service de vente et si le système de commission est mal fait, tu peux être quasiment certain(e) que tes chiffres seront faux, inutiles ou contre productifs. Crois-moi, rien n’est moins fiable qu’un vendeur sous quotas.
Exemple : La banque Wells Fargo avait trouvé un moyen ingénieux de booster ses ventes, en accordant des commissions à tous les employés. Ces derniers ont créé des comptes en cachette plutôt que de faire souscrire les clients. Résultat, 5300 postes supprimés(📝🇬🇧) en 2011 et la réputation de Wells Fargo entachée à jamais.
En médecine :
Au Royaume Uni à un moment, ils ont commencé à évaluer les hôpitaux selon le temps qu’ils mettaient entre l’arrivée d’une ambulance et le traitement effectif des patients. Les équipes ont donc spontanément décidé de garder les patients dans les ambulances jusqu’à ce qu’elles soient sûres d’avoir fait tous les préparatifs nécessaires pour le traitement. Une histoire aussi drôle que pathétique(📝🇬🇧).
Plus proche de nous, les quotas de chambres d’hôpital vides qui étaient fixés en 2020 par le gouvernement britannique pour aider les forces médicales pourraient avoir eu pour conséquence une augmentation des décès dans leurs maisons de soins(📝🇬🇧).
En éducation
Les systèmes éducatifs mondiaux souffrent d’un crédentialisme(📝🇫🇷) poussé à l’extrême. Le collégien ou étudiant poursuit des études dans des domaines qu’il ne comprend et n’aime pas, dans le but unique d’obtenir un diplôme, qui lui permettra d’obtenir un bon boulot ou les papiers pour l’étranger. Conséquence, la tricherie atteint des pics inégalés et à tous les niveaux. De la part des étudiants, des élèves, des parents, même des établissements. Ici l’objectif goodhartien si je peux me permettre, c’est celui d’aller à l’école pour un diplôme, alors qu’à l’origine le diplôme était un simple indicateur de ce qu’on est allé à l’école.
Dans le marketing digital… Considère qu’à chaque fois que le nombre de likes est considéré comme seul objectif d’une action, un cobra se cache quelque part.
Un problème d’éthique ?
Lorsqu’on parle de la loi de Goodhart, on a tendance à penser que le problème est au niveau de l’éthique des agents impliqués. Si les commerçants de New Delhi étaient honnêtes, te dis-tu, ils tueraient les cobras plutôt que de les élever.
C’est tout un débat. En effet, certaines règles et commissions sont si iniques qu’on pourrait presque dire qu’elles poussent à la fraude; lorsque les pressions sont trop fortes ou les objectifs trop ambitieux. Ceci dit, mon expérience personnelle m’a montré qu’avoir une attitude éthique face aux objectifs intenables est toujours la meilleure solution, à moins d’être en face d’un interlocuteur pervers. Heureusement, ces cas sont rares et les effets cobras sont plus souvent des conséquences de manque de jugeote, plus que des cas patents de malveillance.
La morale de cette histoire est simple. En fixant ton objectif, aussi SMART soit-il, souviens-toi que par définition, tu ne seras jamais plus intelligent(e) que celui qui est censé l’atteindre. L’agent trouvera toujours un moyen de piéger le système, toujours. |